Chapitre 5 : Quelles mutations du travail et de l’emploi ?

 

Introduction : les évolutions des formes d’emploi rendent plus incertaines les frontières entre emploi, chômage et inactivité.  
Travail= activité humaine de production de biens et services
Emploi =cadre juridique qui structure le travail (contrat, horaires, salaire, poste…)
Rappel: il faut distinguer l’emploi salarié de l’emploi non salarié.

Avec le développement des nouvelles formes d’emploi (l’augmentation de l’emploi non salarié, l’ubérisation, le développement du travail à temps partiel, des CDD, des emplois intérims, saisonniers), la frontière entre travail et emploi et entre emploi et chômage est de plus en plus floue (=le halo du chômage)

Taux de chômage= nombre de chômeurs/population active
Il dépend de la définition du chômage utilisé et il doit être lu en % des actifs.
Taux d’activité= pop°active/pop° en âge de travailler
Lorsqu’il diminue, c’est qu’il y a plus d’inactifs : retraités, jeunes en étude, femmes au foyer
Taux d’emploi=actifs occupés/pop° en âge de travailler
Il est utilisé de plus en plus pour mieux analyser le marché de l’emploi.
Par exemple : Le transfert vers l’inactivité des travailleurs âgés a pu empêcher la montée de leur taux de chômage alors que leur taux d’emploi s’effondrait.


1. Comment les évolutions de l’organisation du travail affectent-elles les conditions de travail ?

Conditions de travail= les conditions d’exercice du travail, c’est-à-dire les caractéristiques du poste de travail, l’environnement matériel et humain, le contenu de l’organisation du travail

Conditions d’emploi= statut d’emploi, rémunération, mode de subordination, lieu et durée d’emploi, etc.

1.1. Comment les formes d’organisations du travail ont-elles évolué ?

L’organisation du travail rassemble toutes les notions qui permettent l’établissement de méthodes de partage des tâches, de communication et de management au sein d’une entreprise.
Taylorisme->fordisme->toyotisme ou post-fordisme


a)  Le taylorisme

C’est l’ingénieur Frederick Taylor qui va proposer une réflexion théorique sur la manière d’organiser le travail afin de le rendre le plus productif possible (1911). Il crée l’Organisation Scientifique du Travail (OST) qui comprend:

• la division verticale du travail (principe de hiérarchie) : le bureau des études où siègent les ingénieurs définit un « one best way » pour le processus de production que les ouvriers doivent appliquer. La réflexion sur les tâches à accomplir est retirée aux ouvriers pour la transférer aux ingénieurs. L’exécution des tâches par les ouvriers spécialisés est vérifiée par des contremaîtres,
• la division horizontale du travail (parcellisation) : le cycle de production est découpé en tâches élémentaires et les ouvriers doivent se spécialiser dans une seule tâche pour la maîtriser à l’extrême par la répétition du geste,
• le chronométrage et le salaire au rendement : pour éviter la « flânerie systématique » à laquelle les salariés peuvent se livrer, il faut minuter toutes les tâches et contrôler l’activité des salariés, tout en fixant un salaire à la tâche incitatif plutôt qu’un salaire horaire.


b) Le fordisme


L’industriel Henry Ford va dans une même logique scientifique compléter le taylorisme par l’ajout de trois principes :

• les hausses salariales pour fidéliser les salariés et éviter le turn-over : c’est l’introduction du $5 a day,
• la standardisation des pièces et des produits, pour produire en série des grandes quantités de produits similaires (la Ford T dont Henry Ford disait  «  les consommateurs pourront choisir la couleur tant qu’elle est noire »),
• le travail à la chaîne pour éviter les déplacements des ouvriers, le travail est posté et ce sont les pièces qui défilent devant eux grâce à un convoyeur (qui détermine aussi la cadence de travail).

Les organisations tayloro-fordiennes (taylorisme et fordisme) vont assurer jusqu’aux années 1970 la prospérité de l’industrie occidentale, en particulier pendant la période des Trente Glorieuses, générant une production et une consommation de masse.

c) Le post-fordisme

C’est au Japon dans les usines Toyota qu’une nouvelle organisation du travail voit le jour, et va essaimer dans de nombreuses entreprises industrielles, mais surtout dans les services, le toyotisme, qui se distingue du tayloro-fordisme sur 3 caractéristiques :
 
• La flexibilité par la mise en place d’une production en « juste-à-temps », qui vise à ajuster exactement le flux des pièces avec le rythme du montage de sorte à éliminer les stocks (coûteux en stockage et risquant d’être invendus) et le gaspillage, et limiter les effectifs employés. Le nombre et le type de véhicules à produire sont déterminés par la demande. Tout part donc de l'aval : aucune fabrication n'est possible sans commande préalable.  
• La polyvalence des tâches : le toyotisme implique plus les salariés dans la production, veillant à différencier leur travail et à mieux les concerner. Les salariés sont répartis en équipes autonomes de travail d’une dizaine de personnes, collectivement responsables de la production, et bénéficient d’une autonomie dans la répartition des tâches au sein de l’équipe. 
• Le management participatif : ce mode de gestion consiste à susciter l’engagement et la prise d’initiative des équipes de travail, en les responsabilisant et en les intégrant dans la vie quotidienne de l’entreprise, et surtout lors de la prise des décisions. Chez Toyota, le kaizen ( principe d’amélioration continue) incite chaque salarié (de l’opérateur à l’ingénieur) à proposer des améliorations graduelles du processus de production et des tâches qu’il réalise au cours de son travail. Le principe de qualité du processus de production vise quant à lui à minimiser les erreurs de fabrication, notamment en accordant plus d’autonomie aux opérateurs eux-mêmes, qui participent au diagnostic des problèmes et à leur résolution (ils disposent par exemple de la faculté de stopper les machines s’ils constatent une anomalie qu’ils peuvent réparer).

De multiples organisations du travail coexistent ainsi de nos jours, en fonction des contraintes des différents secteurs d’activité : les organisations tayloro-fordiennes sont encore très présentes dans les secteurs traditionnels, impliquant des salariés peu qualifiés (textile, transport…) alors que les formes post-tayloriennes sont bien plus présentes dans les services financiers et commerciaux ainsi que dans l’industrie de pointe.


1.2. Quels sont les effets des transformations de l’organisation du travail sur les conditions de travail ?

Les effets sont ambivalents :
- d’un côté, certains emplois correspondent désormais à un ensemble de tâches avec une moindre parcellisation et une part plus forte d’autonomie pour les travailleurs
- De l’autre, les enquêtes ne montrent pas de recul de la pression immédiate de la hiérarchie (division verticale)
Et d’autres formes de contraintes se développent, comme la pression des clients et du groupe de travail, ou le renforcement des cadences permise par des nouvelles technologies numériques utilisées comme moyen de contrôler davantage la cadence et la qualité du travail des opérateurs.
Pour les emplois les moins qualifiés dans les secteurs « traditionnels », les conditions de travail se sont plutôt dégradées sur les 20 dernières années: cadences, horaires contraints, pression des clients,…Les salaires augmentent peu. Les conditions d’emploi sont plus souvent précaires. Les horizons de carrière restent limités.

2. Quels sont les effets du numérique sur le travail et l’emploi ?

2.1. Le numérique brouille les frontières du travail (télétravail, travail / hors travail)

Le numérique brouille les frontières entre travail et non-travail (exemple du youtubeur).
Le numérique brouille les frontières entre temps de travail et temps de non-travail
• Une partie des salariés peut effectuer sur leur lieu et temps de travail des tâches personnelles (consultation de messageries ou réseaux sociaux, navigation sur Internet…)
• A l’inverse, une partie des tâches peut être effectuées à domicile éventuellement à des horaires différents de ceux des horaires de travail. (téléphone professionnel, sms,…)
Le numérique brouille les frontières entre temps professionnel et temps familial :
Par exemple, pendant la crise sanitaire, les femmes ont déclaré des difficultés à gérer les enfants et les tâches domestiques en plus du travail à domicile, 70% d’entre elles ne disposaient souvent pas d’une pièce de travail pour s’isoler.
Le télétravail génère davantage de risque d’isolement social, de surcharge de travail, de sollicitations permanentes.

2.2. Le numérique transforme les relations d’emploi

L'ubérisation consiste à mettre en contact direct particuliers et sociétés de services (livraison de repas, par exemple) grâce aux nouvelles technologies qui développent des applications pour que cette mise en relation soit quasi instantanée.
Il s’agit d’une économie de « plateforme » qui permet de mettre en relation directe les utilisateurs et les prestataires et se matérialise sous la forme d’une plateforme numérique. 
Ces plateformes sont monétisées de différentes manières :
• en prélevant une commission sur les transactions (Uber, Airbnb, La Ruche qui dit oui) 
• en vendant des encarts publicitaires (Leboncoin) ;
• en offrant des services complémentaires payants (Homexchange, GuestoGuest).
Mais la plupart d’entre elles sont aujourd’hui déficitaires.

L’ubérisation concerne différents domaines : Outre les chauffeurs privés et les livraisons de repas à domicile (Ubereats, Deliveroo,…), les banques en ligne, l'hôtellerie  (AirBnB,…), les services à la personne,…

Les avantages d’une économie ubérisée :
Les activités "ubérisées" offrent davantage de souplesse. À visée collaborative, elles peuvent favoriser l’innovation et ouvrir des marchés à une nouvelle clientèle qui se voit offrir des biens et services moins coûteux et de meilleure qualité.
Pour les travailleurs, le statut d’indépendant ou d’auto-entrepreneur permet plus d’autonomie, la liberté des heures de travail. Ce travail peut constituer un complément de revenus et permet à des travailleurs sans qualification de trouver un emploi.

Les inconvénients de l’ubérisation :
La frontière entre travailleurs professionnels et collaborateurs de la plateforme est brouillée, ce qui entraîne une concurrence entre ces derniers. 
L’ubérisation remet en cause le salariat comme norme. Les prestataires effectuent des "missions", ils sont rémunérés à la tâche. On parle de "revenu", de "chiffre d’affaires" et non plus de « salaire » = le revenu est irrégulier et pas forcément très élevé.
Les travailleurs ubérisés ont un statut d’auto-entrepreneur, et non de salariés:
Ils n’ont pas de sécurité de l’emploi, ils n’ont pas de protection sociale: pas de couverture maladie, de cotisations donc de prestations retraites, maternité, accident du travail, pas de congés payés, de temps de travail minimum, pas de droits syndicaux
L’absence de contrat de travail régissant la relation entre les travailleurs ubérisés et les plateformes numériques permet à celles-ci de pouvoir à tout moment changer les grilles de tarification. 
Ainsi la paye des travailleurs est régulièrement revue à la baisse sans que ceux-ci n’aient leur mot à dire. La prise de risque qu’engendre l’incitation à la recherche d’efficacité se traduit par un nombre important d’accidents : en un an en France on dénombre 116 livreurs accidentés sur l’année écoulée dont plus de la moitié sont gravement blessés… 
Par ailleurs les plateformes numériques s’arrogent la possibilité d’écarter certains travailleurs. C’est le cas d’Uber qui congédie les chauffeurs qui ne réalisent pas suffisamment de courses ou bien ceux qui ont une note jugée trop basse.

 

2.3. L’accroissement des risques de polarisation des emplois

Polarisation des emplois= augmentation du nombre d’emplois très qualifiés et du nombre d’emplois peu qualifiés (diminution du nombre d’emplois intermédiaires)

1) Une diminution de la part des emplois pour les travailleurs à salaire intermédiaire. Le numérique réduit la demande de main-d’œuvre pour les tâches répétitives, routinières et prévisibles pouvant être codifiées et reproduites par des logiciels ou du matériel. Cela a concerné surtout les travailleurs situés au milieu de la distribution des salaires, tels que les ouvriers qualifiés et les employés de bureau.
2) Une augmentation de la part des emplois hautement rémunérés. Le numérique augmente la demande d’emplois nécessitant des compétences intellectuelles spécifiques, telles que la pensée abstraite, l’apprentissage, l’innovation ou la prise de décision. La complémentarité entre la technologie et les tâches non routinières et intellectuelles accroît la demande de travailleurs capables d’exécuter de telles tâches, principalement des salariés très qualifiés (chefs d’entreprise, dirigeants, cadres et autres professionnels hautement qualifiés).
3) Une augmentation de la part des emplois faiblement rémunérés. De nombreuses tâches manuelles non routinières, ainsi que les tâches sociales exigeant des compétences interpersonnelles, restent difficiles à effectuer par des machines, des ordinateurs et des logiciels. Cela est particulièrement vrai dans le secteur des services à la personne, qui sont peu rémunérés car leur productivité reste faible. Le numérique peut même développer ces emplois (exemple des livreurs à domicile avec le développement des plateformes numériques)

3. Comment les évolutions de l’emploi affaiblissent-elles le rôle intégrateur du travail ?


3.1Le travail, une source d’intégration sociale

Le lien social, c’est l’ensemble des relations qui unissent les individus dans leur vie quotidienne et assurent ainsi l’unité, la cohésion sociale de la société.Il peut s’agir de liens marchands, politiques ou communautaires.
L’intégration sociale se définit comme le processus par lequel un individu devient membre d’un groupe social et / ou d’une société. Etre intégré à un groupe, c’est non seulement construire son identité en intériorisant ses normes sociales mais c’est aussi acquérir un statut en participant à ses activités sociales.

 

L’apprentissage des normes et des valeurs de la société que permet la socialisation est un facteur indispensable d’intégration sociale, cependant cela n’est pas suffisant car pour s’intégrer à la société il faut acquérir un statut social, grâce à la participation aux activités sociales. 
Statut social : il correspond à l’ensemble des comportements d’autrui auxquels un individu peut s’attendre. Il dépend de la position qu’occupe l’individu dans le groupe ou la société.

L’intégration sociale relève donc d’un double processus, l’adaptation de l’individu à la société, et la capacité de la société à intégrer les individus en leur permettant de participer aux activités sociales et acquérir ainsi un statut social.
-le travail est un facteur d’intégration sociale parce que

-il donne un rôle et un statut à un individu et lui permet de se construire une identité professionnelle et donc sociale (épanouissement). Par exemple, lorsqu’on analyse l’évolution du statut des femmes dans la société, on peut voir que l’acquisition d’une place sur le marché du travail a été pour elles fondamentale.
-le travail est un moyen d’apprendre la vie en société, de se sociabiliser : il structure le temps et l’espace, il construit un espace social permettant l’apprentissage de la vie avec les autres, la coopération et la collaboration des individus. Cet espace d’intégration peut se matérialiser dans l’existence de différentes instances (syndicats, comités d’entreprise, associations,..)
-le travail permet à l’individu de disposer de revenus primaires et de pouvoir ainsi participer à la société de consommation
-le travail permet à l’individu d’accéder à des droits sociaux (ex Sécu, allocations chômage) : le système de protection sociale étant financé par les cotisations sociales, il faut avoir travaillé pour pouvoir en bénéficier (système d’assurance sociale/ système d’aides sociales où les droits ne sont pas liés à la nécessité de cotisations.)


Serge Paugam présente le travail comme étant nécessaire à la satisfaction des besoins d’au moins trois dimensions des individus :
-l’épanouissement dans l’acte de travail lui-même (homo-faber)
-la satisfaction de la rétribution monétaire du travail (homo-oeconomicus)
-la reconnaissance par les autres du travail effectué (homo-sociologicus)

3.2 Certaines évolutions de l’emploi affaiblissent son pouvoir intégrateur

Les évolutions de l’emploi sont l’augmentation et l’allongement de la durée du chômage, le développement de la précarité et de l’existence de travailleurs pauvres. 
Aujourd’hui, le salariat n’est plus la norme d’emploi. Le salariat est le mode d'organisation du travail basé sur la rémunération de celui qui loue sa force de travail. En échange du travail effectué, le salarié reçoit une rémunération, identique tous les mois, ainsi que le financement de sa protection sociale.
Pour montrer qu’une grande partie de la société est constituée de salariés et que des droits sont associés à ce statut, Robert Castel parle de société salariale.

-l’augmentation et l’allongement du chômage augmente le risque d’exclusion sociale (augmentation de la durée et existence d’un noyau dur) Le chômage engendre une baisse des revenus et donc une moindre possibilité de participer à la société de consommation : à long terme le chômage peut engendrer une perte de logement, de droits sociaux et une rupture avec le reste de la société, un isolement social (par exemple, on a moins d’amis, pas les mêmes horaires que les autres, les chômeurs connaissent plus souvent le divorce,…)

-la précarité (situation d’emploi instable regroupant les CDD, l’intérim, les stages, les emplois aidés) et la flexibilité affaiblissent le lien social car elles entraînent une moindre reconnaissance sociale (emplois précaires, changeants, sentiment d’être interchangeable), des revenus plus faibles, des droits sociaux inférieurs,…Ceci touche en particulier les jeunes (cf crise des banlieues : revendication d’une meilleure reconnaissance qui passe par le travail)
Les allers et retours entre travail et emploi, notamment chez les jeunes peuvent les priver de la possibilité  de louer un logement, ne laissent pas le temps d’acquérir une expérience professionnelle suffisante et reconnue, donnant une identité professionnelle. Dans ces conditions, le travail n’est guère facteur d’intégration sociale.

-Aujourd’hui, le travail ne met plus non plus à l’abri de la pauvreté : environ 2 millions de personnes qui travaillent en France aujourd’hui ont un revenu inférieur à 60% du niveau de vie médian. Or la pauvreté est aussi un facteur d’exclusion sociale
CONCLUSION : La place du travail, valeur centrale pour les occidentaux du 20° siècle se trouve ainsi modifiée. Aujourd’hui, dans les enquêtes d’opinion, la réussite professionnelle et familiale sont souvent mis sur un pied d’égalité par les hommes et les femmes. (J.Rifkin : la fin du travail) La montée de l’individualisme a augmenté l’importance de la place de l’épanouissement personnel dans la hiérarchie des valeurs, cela ne signifie pas pour autant que le travail ait disparu des valeurs. Par contre, l’individu a aujourd’hui plus tendance à donner de l’importance à l’épanouissement personnel qu’il trouve dans son travail qu’à l’utilité sociale de son emploi. Ainsi, plus l’écart est grand entre le travail tel qu’il est vécu et la représentation qu’a l’individu d’un travail épanouissant, moins le travail jouera sa fonction d’intégration sociale (risque de déclassement professionnel et social) Le travail ne serait alors qu’un vecteur parmi d’autres du lien social.